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Archives Lasalliennes : L’Espagne, terre d’accueil pour les Frères des Ecoles Chrétiennes

Archives Lasalliennes : L’Espagne, terre d’accueil pour les Frères des Ecoles Chrétiennes

https://www.archives-lasalliennes.org/docsm/2024/2403_espagne.php

Les lois combistes de juillet 1904 provoquent l’expatriation vers l’Espagne d’environ 3 000 religieux (et religieuses) français dont un demi-millier de Frères lasalliens. Ces derniers, avec des rudiments d’espagnol dans leur bagage, vont peu à peu fonder quelque 80 « maisons d’école » avec le soutien des Frères et des communautés catholiques espagnols, sur la période 1904-1930. Une page d’histoire qui illustre une coopération religieuse franco-espagnole aussi ancienne que singulière.

Espagne lasallienne : 1878-1903

La spiritualité lasallienne a trouvé en terre d’Espagne une expression d’une telle originalité qu’on a du mal à imaginer que l’histoire de son implantation puisse comporter des pages françaises. C’est pourtant le cas durant une cinquantaine d’années,
► entre la première fondation de l’Institut en Espagne en 1878 par des Frères venus de France aux premiers frimas des laïcisations,
► puis ce que certains appellent sa seconde fondation en 1904-1907 avec une nouvelle vague de Frères français expulsés de leur pays,
► et enfin le rattachement définitif des derniers districts franco-espagnols à l’Espagne lasallienne à partir de 1929. 
Les Frères visiteurs des trois districts de Madrid (1878), Barcelone (1892) et Valladolid (1924) ne sont tous trois espagnols qu’en 1925

Les flux d’élèves et de Frères espagnols et français passant la frontière dans un sens ou dans l’autre pour fréquenter quelques pensionnats de renom ou telle ou telle maison de formation religieuse, sont réguliers avec des périodes de pointe épisodiques liées aux crises antireligieuses que subissent les églises respectives.

La première « incursion française » remonte donc à février 1878 à Madrid et février 1879 à Barcelone. Elle est à l’initiative du Frère Irlide (Jean-Pierre Cazaneuve, 1814-1884), fondateur du pensionnat Saint-Bernard de Bayonne ouvert aux élèves espagnols dès l’origine et Supérieur général (1875-1884). Ses racines pyrénéennes et frontalières le rendent sensible à l’universalité de la mission. Dès 1879, il confie l’animation du district d’Espagne au Frère Justinus-Marie (Théodore Trévit, 1831-1894), avec pour recommandation : « Mon très cher Frère, soyez désormais un bon Espagnol ».

Les premiers Frères natifs d’Espagne sont d’abord formés en France (environ 350 Frères l’auront été depuis 1852), essentiellement à Béziers-Fonseranes, avant que ne s’ouvrent les maisons de formation de Madrid (dès 1878, puis en 1889) et surtout de Bugedo (1892). Des communautés franco-espagnoles se créent rapidement autour de projets d’écoles primaires gratuites et de Colegio offrant, dans les domaines de l’artisanat et des services, des formations professionnelles aux jeunes élèves (« gratuits » ou « payants ») et aux adultes. 

En prenant la direction de l’orphelinat du Sacré-Cœur à Madrid en 1878, les Frères y trouvent une imprimerie à l’origine indirecte des célèbres éditions Bruño qui publient leurs premiers manuels scolaires vers les années 1887. Sa production éditoriale ne cesse de croître, avec l’appui de quelques auteurs francophones. Elle possède, durant un temps, deux sièges situés l’un au collège Condal à Barcelone et l’autre au collège Maravillas à Madrid. 

Les fondations se diffusent autour de Madrid et de Barcelone, et quand ces deux districts prennent corps en 1892, ils regroupent 55 maisons et 478 Frères des deux nationalités. 

Pour assurer la gestion de la propriété immobilière des écoles, les Frères fondent en 1897 une société civile, La Instruccion Popular SA, dont un siège est à Barcelone, et qui joue un rôle essentiel dans le processus de création des établissements scolaires qui va suivre.
À la veille de la vague migratrice de 1904, les deux Visiteurs de Madrid et de Barcelone ainsi que 83 Frères sont encore d’origine française.

Frère Irlide

Immigration française : 1904-1914

Groupe d'élèves
Élèves en uniforme

L’interdiction faite aux congrégations d’enseigner en France provoque, on le sait, un double mouvement
► de sécularisation sur place pour maintenir les écoles
► et d’expatriation pour sauvegarder l’engagement religieux des Frères… avec des perspectives de retour prudemment espérées. 

Certaines communautés religieuses ont pu anticiper la crise en s’implantant dans les pays limitrophes de la France dès avant 1904, créant d’ailleurs ici ou là des perturbations sur les marchés fonciers ou les équilibres pastoraux. Italie, Belgique, Suisse, Royaume-Uni, et même Pays-Bas, n’accueillent que quelques implantations lasalliennes de maison de formation ou pensionnats français.
La « migration » française en Espagne essaime bien davantage.
 

Communauté de Premia de Mar
Récolte d'oranges

Au gré des positions parfois fluctuantes des Frères Visiteurs et des Assistants face à l’urgence, les Frères volontaires ou ayant pour les plus jeunes, l’autorisation parentale, vont être orientés vers l’Espagne, tout particulièrement à partir des 5 districts proches de la frontière pyrénéenne. Ceux-ci vont donner naissance, avec l’implantation de leurs maisons de formation entre 1904 et 1909, à 5 nouveaux (sous) districts franco-espagnols :

  • Béziers-Figuéras
  • Toulouse-Lérida (Urgel)
  • Bayonne-Saint Sébastien
  • Avignon-Baléares
  • Bordeaux-Saragosse.

Ces 5 districts françaiçs ont subi la fermeture de quelques 180 maisons d’école ou de formation entre 1904 et 1909. La synergie avec les districts de Madrid et de Barcelone permet une dynamique de nouvelles fondations dont environ 80 oeuvres franco-espagnoles

Colegio de Los Angeles

Certains districts prennent le risque d’expatrier au plus près de la frontière des pensionnats assez réputés pour que leurs élèves français acceptent de les suivre : il s’agit du pensionnat de l’Immaculée-Conception de Béziers à Figueras, de l’Institut agricole de Limoux à Fortianell, du pensionnat Saint-Joseph de Toulouse à Les (Val d’Aran), et du pensionnat Saint-Bernard de Bayonne à Saint-Sébastien.

Salle de physique
Salle de mécanographie

Ces implantations commencent par des baux de location et donneront parfois lieu à des achats de terrain et des constructions de bâtiments au fur et à mesure du développement des institutions et du niveau de leur acculturation (accueil d’élèves espagnols). Tous ces pensionnats qui apportent dans leurs bagages l’enseignement secondaire dit « moderne », regagneront rapidement la France entre 1920 et 1928, seuls les pensionnats de Figueras et de Saint-Sébastien poursuivant leur mission.

Le plus souvent, les Frères français sont pris en main par leurs hôtes pour ouvrir des communautés mixtes là où des comités de parents, des paroisses, ou des communes font appel à eux pour tenir des écoles gratuites gérées par ces organisations locales, et dont seuls des nationaux pourront être titulaires pour répondre aux autorités académiques régionales.

La mise à disposition des locaux scolaires ou communautaires donne lieu fréquemment à des baux de 5 à 10 ans négociés dans le cadre de La Instruccion Popular. Les Frères ouvrent parfois des sections françaises ou commerciales à destination des adultes.

San Narciso
Jeux des échasses

Il est fréquent de trouver un seul Frère français dans les communautés. Ceux-ci ont parfois appris quelques bribes de la langue au scolasticat (sous couvert de noviciat colonial) de langue espagnole de Clermont-Ferrand (1904-1909) avant de s’expatrier et ils poursuivent leur initiation avec leurs élèves en soutien : « Frère, on ne dit pas comme cela… ».

Les districts de Béziers, Bayonne, Bordeaux et Toulouse investissent en nombre sur les terres d’Espagne, mais aussi d’Argentine et du Chili. Le district d’Avignon fonde en quelque sorte un nouveau district aux îles Baléares avec un maillage de petites écoles primaires tenues par quelques 80 Frères en 1908. Le district d’Alger touché en 1905 par les lois combistes, a investi dans quelques œuvres dans les îles Canaries et l’Andalousie. Le district de Clermont-Ferrand ouvre une maison de formation pour les Frères missionnaires à Premià de Mar en Catalogne.

La situation politique de l’Espagne demeure instable, entre courants conservateurs proches de l’église et courants libéraux pour qui « la religion est un obstacle au progrès social ». La Catalogne vit une semaine tragique fin juillet 1909 avec des mouvements de révoltes contre le pouvoir, violemment antireligieux, et qui voit 6 écoles incendiées (ainsi que Premià de Mar), des communautés dispersées, des Frères dans l’obligation de se dissimuler et de fuir.

La mobilisation générale de 1914 entraine le départ de nombreux Frères français qui reviendront, moins nombreux, à la fin d’un conflit dans lequel l’Espagne est restée neutre.

Acculturation et crise : 1919-1936

Tandis que l’atmosphère anti cléricale s’apaise en France, permettant le retour progressif des Frères français et de leurs pensionnats, une crise analogue à celle de 1904 couve en Espagne et donne lieu à des persécutions de plus en plus intenses à partir de 1931 et la proclamation de la seconde république, jusqu’au déferlement de la guerre civile de 1936-1939.

Colegio Legazpi
Petit noviciat de Hostalets

La période 1914-1931 est propice à un développement des œuvres qui, par ailleurs, subissent de plus en plus la concurrence des écoles publiques plus nombreuses. Entre 1900 et 1931, l’Espagne lasallienne, qui compte désormais quelque 1 300 Frères, s’est enrichie d’une centaine de communautés éducatives dont la moitié fondées grâce aux renforts français.

San Jose Azcoita
San Bernardo à San Sebastian

Les sous-districts franco-espagnols passent officiellement aux districts de Madrid, Valladolid et Barcelone en 1929, avec transfert progressif des œuvres réglé au cas par cas – souvent selon l’engagement économique dans l’historique des bilans – jusqu’au retour de la stabilité et de la paix civile en 1939. En 1941, la majorité des maisons jugées viables a été transmise.

Avec la république qui suit l’exil du roi Alphonse XIII, les lois anticléricales s’enchaînent à partir de 1931, obligeant les Frères à certaines formes de sécularisation voire à l’exil. Le collège madrilène de Las Maravillas est incendié par les émeutiers en mai 1931. Puis ce sont 8 Frères de l’école de Turon qui sont fusillés en octobre 1934. Le noviciat de Bugedo subit un incendie en mars 1935. La guerre civile s’enclenche en juillet 1936. Des maisons sont incendiées ou saisies à Barcelone, Calaf, Gironella, Monsitrol, Oliana etc.

Sur la cinquantaine de Frères français encore résidents en octobre 1936, 42 sont rapatriés par les autorités. Ainsi, la maison de Premià de Mar est abandonnée par les Frères escortés par la police jusqu’à la frontière.

Dans cet épisode dramatique de l’histoire qui voit 165 Frères subir le martyre, 2 sont Français : les bienheureux Joseph Chamayou (1884-1936) et Joseph-Louis Marcou (1881-1936), tous deux originaires du Tarn.
► Le premier, directeur du collège de la Seu d’Urgell, est abattu avec d’autres religieux lors de leur tentative de fuite vers Andorre 
► et l’autre l’est dans son collège des Josepets à Barcelone où il était économe.

 À leur tour, les communautés de France accueillent des Frères espagnols réfugiés.

L’institut reprend le cours de son développement à partir de 1939, alors que le nombre de communautés est passé de 108 en 1934 à 39. Et des Frères français reprennent le chemin de ce qui est devenu leur terre d’adoption. Le Frère S. Gallego dans son historique de l’Espagne lasallienne (Sembraron con amor, FEC, San Sebastian, 1978, 980 p.) estime à 337 le nombre de Frères français « moralmente nacionalizados », ayant exercé durant au moins trente ans dans cette terre de haute spiritualité que demeure l’Espagne. 

Bruno Mellet