Home EgypteFrère Xavier Subtil: Ambiguïté du virtuel
Frère Xavier Subtil: Ambiguïté du virtuel

Frère Xavier Subtil: Ambiguïté du virtuel

Depuis le paléolithique, les inventions se sont multipliées, et de l’une à l’autre, les intervalles entre leurs apparitions n’ont fait que se raccourcir, passant de plusieurs siècles à quelques années seulement. L’histoire évoque le sauteur en longueur qui pousse sa vitesse jusqu’au bond final : la révolution numérique surpasse ce qui a précédé par ses incidences infinies sur les tous les domaines de l’existence.

Voilà donc nos jeunes happés cinq heures par jour par les media sociaux, à l’aise comme des poissons dans l’eau, jouissant d’une liberté sans limite, générant une morale floue sans bien ni mal. Ils créent une « culture web ». Elle a pour loi fondamentale le changement. L’internaute « cultivé » s’adapte à ses usages, son sabir, ses modes et ses modèles. Il sait comment se vêtir, se coiffer, se chausser pour se mettre au goût du jour. Car le paraître est de la plus haute importance. Cette génération s’éduque par elle-même. La famille, vieux-jeux, perd de son influence. Il est plus gratifiant de se connecter avec une multitude d’ « amis » qui tolèrent tout et ne vous remettent jamais en question.

Communiquer avec eux est la clé du bonheur. Alors que se déroule un repas convivial, une sonnerie vient rompre le charme. L’interpelé abandonne ses convives et se livre tout entier à son appelant déifié. L’objet des appels est toujours urgent, même s’il ne s’agit que de parler pour ne rien dire. Les priorités sont renversées. Aborder quelqu’un scotché à son talisman, c’est le déranger. Le zombie distant lui est plus «proche» que la personne en « présentiel » à deux pas de lui, qui mendie son attention.

Mais comment s’y retrouver ? Comment discerner, trier, classer, situer et relier ces millions d’items ? Si on ne gagne que des savoirs décousus et des relations superficielles, on perd son temps. La plongée dans le virtuel entraîne le risque de la noyade. L’internaute est dépouillé de son humanité. C’est un androïde impavide comme le « Terminator ». Il évolue dans un univers froid, abstrait et hors du temps. Les infos filent comme des colis sur un tapis roulant. Elles ne déclenchent aucun retentissement : le naufrage de réfugiés n’est plus une tragédie, l’atterrissage du rover Perseverance sur Mars n’est plus une merveille. Ce ne sont plus que des faits bruts d’annonce. Ils tomberont vite dans l’oubli. On n’en parlera même pas autour de soi. Encore moins réfléchira-t-on sur la portée de ces évènements.

Le virtuel désigne l’ensemble de nos représentations. Il y a une autre façon d’exprimer le réel que de l’émietter en modules binaires 1 et 0. C’est ce que fait l’Art. On dira que le Web est le vecteur de tous les arts. Mais il livre tout en vrac. Une chose est d’empiler des Monet et des Cézanne dans un entrepôt, autre chose de les accrocher dans une ambiance appropriée à leur contemplation. Le recours obsessionnel au cellulaire assèche la sensibilité. On est dans le registre de la quantité. Rien ne nous étonne plus. Une fracture grave éloigne l’individu d’autrui et de la nature. Le virtuel artistique nous ramène à la réalité avec des yeux neufs. L’écrivain, le peintre nous font mieux voir et apprécier la richesse du monde où plus rien ni personne n’est banal.

Sans smartphone, mais gardant nos cinq sens en éveil, nous nous surprenons à découvrir l’épaisseur des choses et des êtres. Plutôt que d’une avalanche de données, notre imaginaire s’imprègne goutte à goutte de la beauté des choses les plus simples : un caillou, une plume, un brin d’herbe, la volupté des fruits d’été, le décalque des frondaisons à la surface des rivières. Et aussi des réalités les plus complexes : les contorsions du cœur humain et les convulsions de l’histoire, observées dans notre entourage, dans l’actualité ou dans les livres. Autant d’évènements qui nous touchent : l’émotion que suscite le « Journal d’Anne Franck » ou la « Fillette en bleu » d’Amedeo Modigliani nous marque à jamais. C’est cela le « sensationnel » !