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Archives Lasalliennes: Document du mois

Archives Lasalliennes: Document du mois

https://www.archives-lasalliennes.org/docsm/2025/2511_cinema.php?

L’image animée en débat

Novembre 2025

Les images fixes – exposées, projetées– sont de fidèles alliées pédagogiques depuis l’aube des temps en laissant libre l’espace du commentaire. Les images animées (1890), sonorisées (1920) puis colorisées (1930), en bousculant les processus éducatifs, ont suscité nombre de débats et d’expériences dans le monde péri/scolaire dont nous avons gardé quelques traces.
Nos archives ont en dépôt une cinquantaine de film des années 1950-1960 sous forme de 150 bobines pour la plupart de format 16 mm, noir et blanc.

Éducation par l’image – éducation à l’image

L’image fixe a été apprivoisée par le monde scolaire dès ses origines pour l’apprentissage des bases de la langue et du calcul, de l’imaginaire religieux, plus tard de la géographie et des sciences, en complément du tableau noir où le maitre déploie par ailleurs ses talents graphiques.

L’image, mise en scène et en « sens » par le maitre, éveille la curiosité, développe la capacité d’observation et d’analyse, enrichit une culture picturale équipée de ses codes de lecture. Elle mobilise diverses formes de mémoires d’autant plus si son exposition – répétée, commentée – donne lieu à reproduction manuelle dans un cahier travaillé comme un espace à ordonner visuellement. Les archives lasalliennes sont riches d’images-récompenses, de panneaux scolaires, de recueils de dessin d’élèves, de cahiers illustrés, de collections de centaines d’images à projeter :  plaques de verre (1890), bobines de film fixe (1900-1960), diapositives (surtout après 1970). La collection de manuels scolaires lasalliens (1840-1970) permet d’observer le lent mitage des longs textes austères par des illustrations de plus en plus nombreuses et réalistes.

Les manuels de pédagogie édités par les Frères à la toute fin du XIXe siècle détaillent les conditions d’emploi de la représentation picturale préservant la position du maitre et l’attention des élèves. L’enseignement « par l’aspect » est présenté avec prudence : le tableau noir demeure le « livre commun à toute la classe » et la discipline doit primer. Parallèlement, la « progressivité lasallienne » et son tropisme pour l’enseignement technique développent tout particulièrement et avec un soin particulier, le tracé des lettres, la géométrie, le dessin « qui exerce la main et l’œil », le graphique « qui devient langage » et « unit la classe à l’atelier » (cité par Frère A. Prévot, 1974). 

Prise de vues
Projecteur d'images fixes
Rangement de bobines

La conduite des écoles (1720) évoque les bonnes et les mauvaises images : l’image « impressionne » et exerce une influence plus ou moins heureuse sur le cœur et l’esprit des enfants comme des adultes – même armés d’un discernement moral plus aguerri. L’éducation par l’image va de pair avec l’éducation à l’image. 

Point fort du projet éducatif lasallien au long du XIXe siècle, l’apprentissage du dessin aura été sans doute le meilleur atout pour conjuguer les deux parcours. Le dessin – cette manière d’écrire des métiers de l’industrie (Frère J. Chauvin, 1885), est cette matière conçue comme une compétence de base avec la lecture et l’écriture – 

Séances de cinéma
Pédagogie de l'image

Les démarches d’analyse des images suivront les avancées de la linguistique et des modes de communication dont le développement s’accélère avec les progrès des sciences humaines après-guerre. L’art se libère alors de ses codes de lecture classiques (la photographie est passée par là et l’impressionnisme suit), et le cinéma déverse son flot d’images animées dans un espace culturel en pleine mutation.  

À grand trait, l’observateur sera invité à exercer un recul critique vis-à-vis de ce phénomène d’aliénation transitoire (le vocabulaire de l’époque parle aussi d’hypnose, voire d’extase) que la contemplation d’une œuvre graphique peut opérer en projetant son témoin dans un monde d’illusions et d’émotions. La question n’est pas nouvelle, mais le pouvoir d’emprise du spectacle cinématographique puis télévisuel ne va cesser de l’amplifier. 

Sélection de films

« Aucune religion ne dispose d’autant de temples et de fidèles ! »

L’ère des précurseurs et des pionniers reste souvent amnésique… L’arrivée timide du cinéma (1895) dans le monde scolaire s’effectue avant-guerre au moment où l’Institut subit les expulsions de 1904-1914. On parle de « cinéma éducateur », en appui pédagogique. Les Frères, déjà « apôtres de la lanterne de projection » et friands d’innovations éducatives, ont pu être aussi acteurs de projections dans le cadre de patronages urbains ou de leurs pensionnats (Le Likès, années 1930). 

C’est la vague du cinéma américain de divertissement, durant l’entre-deux guerres, qui inaugure le succès public de ce nouveau média. Une vague qui suscite tout à la fois l’intérêt, l’enthousiasme et la méfiance de l’Église car ce média – trop souvent « film corrupteur » par l’outrance de ses mœurs – est appelé à « devenir le plus grand et le plus efficace moyen d’influence, plus efficace encore que la presse » (chanoine Brohée, 1934). Les fidèles sont invités à aider à « multiplier les beaux et bons films, ainsi que les salles catholiques de cinéma » (Apostolat de la prière, 1931).  Dès 1920-1925, les salles paroissiales, les patronages associés à l’Action Catholique naissante, se multiplient. En 1927 la France se dote d’un Comité Catholique qui cherche à influencer la création comme la diffusion avec un système de cotation morale et de critiques de films. Ici ou là, la censure mobilise les « artistes du ciseau », le muet permet les commentaires. Quarante ans après l’invention du cinéma, l’encyclique Vigilanti cura (Pie XI, 1936) – avant Miranda prorsus (Pie XII, 1957) – prend acte des initiatives locales et réitère les appels à la vigilance : le cinéma est un art, en cela, vecteur de vertus, de dialogue et de justice sociale. Il est aussi une industrie et un divertissement aux objectifs sujets à dérives. Le cinéma est reconnu comme objet culturel doté d’une fonction sociale. Il doit être encadré par des offices catholiques nationaux et des critiques chargés de produire des recommandations auprès des acteurs et des consommateurs.

L’église multiplie ses propositions d’accompagnement éducatif en compétition avec les structures laïques partageant les mêmes préoccupations : cinémathèques pour la location de films, ciné-clubs (1920), créations de salles (673 salles « catholiques » sur le territoire en 1926), périodiques spécialisés dans le 7e art, ouvrages d’initiation au langage cinématographique, festivals, etc.

Lanterne de projection

Le cinéma à l’école et l’école au cinéma

Visionneuse

Le cinéma en appui éducatif prend son envol après-guerre, essentiellement dans le péri/post scolaire (grâce aussi la standardisation des supports et des équipements de projection). Dans l’école même, ce sont les programmes d’initiation au langage cinématographique qui se développent. 
Les témoignages lasalliens s’affichent dans la décennie 1955-1965 alors que décline l’âge d’or du cinéma de patronage, alliance entre l’image animée et la pastorale chrétienne. Forts d’une pratique éducative discrète jusqu’alors, les Frères partagent leurs expériences cinématographiques scolaires – essentiellement en formation adulte et dans les sections apprentissage – et périscolaires, dans les manuels des éditions LIGEL ou dans les revues pédagogiques Entre Nous (1946-1961) puis Orientations (1962-1977) dont ils sont éditeurs. 

Projecteur portatif
Initiation aux medias

Il y a « nécessité de former le sens critique pour faciliter cette reconquête de la liberté aliénée durant le spectacle, et donc nécessité de l’étude du langage et de l’art cinématographique pour arriver à une interprétation exacte et à une compréhension profonde de l’œuvre » (C. Rambaud, 1955).
Les professeurs de français sont particulièrement mobilisés sur des programmes dont le cursus s’étoffe sur les cycles collège et lycée. Les manuels permettent de comprendre la capacité des films à filtrer, sélectionner et amplifier la réalité.

L’objectif pédagogique est de donner des notions de grammaire de ce nouveau langage qui vient concurrencer celui de la littérature et bousculer un système éducatif basé sur l’écrit et l’oral. Des expériences de réalisations de film sont effectuées depuis la rédaction du scénario au montage : l’élève « acteur » devient « spectateur » éclairé. Une traduction de la longue tradition lasallienne du spectacle théâtral joué par les élèves, alors en perte de vitesse.

Des exercices de transposition d’œuvres littéraires au cinéma sont exposés et mettent en lumière comment les deux langages tentent chacun à leur manière de saisir la réalité au-delà des apparences. L’impact anthropologique est évoqué (1970) – surtout avec la vague du petit écran (Piveteau, 1984) : le médium audio-visuel ouvre de nouveaux espaces de socialisation et d’éducation qui échappent au temps scolaire. Le métier d’enseignant est appelé à évoluer.

Aux Archives lasalliennes

Matériel de projection

Des vestiges cinématographiques en dépôt à Lyon, on trouve une vingtaine de films qui ont été réalisés par l’Institut pour sa communication : vie de saint J.-B. de La Salle, vie de saint Bénilde, reportages sur les fêtes du tricentenaire (1651-1951), sur la vocation de Frère, etc.
Nous possédons quelques traces résiduelles de ces films d’amateur qui ont dû être nombreux à évoquer la vie des écoles lasalliennes dans les années 1950-1970 (kermesses, fêtes sportives, vie au juvénat). La plupart ont hélas disparu.
Une vingtaine de films relèvent de la pastorale d’ensemble (catéchèse, vocation missionnaire, vies de saints). Enfin, une dizaine sont des films à usage pédagogique (en appui de parcours techniques) ou à usage récréatif.

Ce petit reste de l’âge d’or de la pellicule perforée – comparé aux centaines de cassettes VHS des années 1980 en dépôt – s’explique par les difficultés de conservation (acidification), la disparition rapide d’équipements de projection fragiles et complexes, l’obsolescence d’un langage cinématographique dépassé par les évolutions techniques et sociales à compter des années 1970. Nombre de pellicules ont pu être ainsi détruites. Par ailleurs l’essentiel des projections scolaires étaient effectuées avec des films de location, hors du temps de la classe.

L’histoire du cinéma chrétien pourra retenir La rencontre de Parménie (Who are my own version UK, El senor de La Salle, version E), film historique de 1964 (avec sa version 1968) sur la vie de saint Jean-Baptiste de la Salle (88 min), réalisé par Luis César Amadori avec Mel Ferrer et dont le coréalisateur est le Frère Leo-Charles Burkhard (1922-2007). Ce film a su traverser les époques. 

On fera mémoire parmi les Frères réalisateurs, cinéastes, ou scénaristes, de ces éducateurs cinéphiles. Ils ont su partager avec leurs élèves cet indispensable discernement qui fait émerger du grand « bavardage manipulateur » des images fixes ou animées, des espaces de liberté et de croissance.

Bruno Mellet

Annexe

Au lendemain de la Libération, je fus un Passe-Muraille heureux. Pour un prisonnier, est-il occupation plus gratifiante ? Un jour, à la tombée de la nuit, alors que je réintègre l’enclos, surgit (le Frère P.A. Jourjon) : « Où étais-tu cet après-midi ? » Le regard clair, je réponds : « À la gymnastique. » L’alibi est en acier, la vérification est impossible. Paul-Antoine, Frère des Écoles chrétiennes, ne bronche pas. C’est plus pénible : son œil frise. Je n’étais pas habitué. Je préférerais l’inverse. Le silence s’épaissit. Son sourire s’élargit. Une tarte m’aurait paru moins humiliante. « Tu fais le mur tous les après-midis. Profites-en pour voir de bons films. » Est-ce de l’ironie méchante ? Impitoyable, (il) ajoute : « Tu as vu un bon film ? » Silence radio du spécialiste des nanars. « Tu me conseilles ton film ? » … Je me tais. Le temps passe. C’est moi qui craque. Je donne le titre. Il grimace. « Tu as un goût artistique déplorable. » Je reçois la phrase comme la gifle que j’attendais. « Est-ce ton avis ? ». Avant de franchir l’angle du couloir, Œil-qui-frise me fusille avec un dernier sourire. Sans me punir, (il) vient d’allumer trois bombes à retardement. (Mon) cas n’est pas désespéré. Sinon, pourquoi a-t-il ajouté, avant de disparaître : « Demain, va voir Citizen Kane » ? Comme un drogué qui, avec une ligne, t’invite à un usage inédit de tes narines, (il) me refilait son virus.

D’après Roger Planchon (metteur en scène, comédien, cinéaste), 1931-2009, Apprentissages : mémoires, 2004.