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Archives Lasalliennes: La commission « dessin » (1875-1885)

Archives Lasalliennes: La commission « dessin » (1875-1885)

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Document du mois: Décembre 2025

La (re)découverte d’une collection de procès-verbaux d’une commission « dessin  » dans le fonds du Frère Y. Poutet, peut illustrer un fonctionnement «  en réseau  » tel qu’il pouvait se pratiquer dans les années 1875-1885. Cette commission était chargée de la mise à jour des méthodes d’apprentissage éditées par les Frères lasalliens via leur Procure générale.  On a là, l’épisode d’une œuvre d’adaptation permanente ayant mobilisé quelques centaines de Frères pédagogues du dessin et débouché sur environ 200 éditions au cours d’un siècle de production éditoriale des années 1830 à 1940.

Des succès fragiles

Tout commence avec un rapport du 5 janvier 1875 établi par le Frère Louis Jeandron (1847-1915) qui dresse – à la demande des Frères supérieur et procureur – l’état des lieux des méthodes d’apprentissage du dessin (écoles primaire et formations des apprentis) sur le marché français.

Ce Frère est un collaborateur et héritier du Frère Auguste Mariage (Victoris en religion) qui a élaboré une méthode couronnée par une médaille d’or lors de l’exposition universelle de 1867 (Paris). Lui-même a organisé la participation des Frères (à la demande de l’État) à l’exposition de Vienne de 1873 où il a pu apprécier les expériences pédagogiques des pays étrangers. Son rapport souligne les fragilités du succès pédagogique des Frères et la nécessité de mettre à jour les méthodes, d’approfondir les spécialités.

Exposition universelle
Enseignement du dessin

La pédagogie de l’apprentissage du dessin, introduit dès 1695 par Jean-Baptiste de la Salle (écoles dominicales, Saint-Yon), fait la réputation des écoles lasalliennes à ces périodes où la maitrise du dessin à main levée et du tracé géométrique est à la base du langage technique quotidien par exemple dans l’industrie du bâtiment et des « arts mécaniques » en plein développement. Circulaires (1831) et chapitres (1836) lancent l’édition des premiers cours spécifiques.  Les cours de dessin sont intégrés aux programmes : 

  • des cycles primaires auxquels s’adjoignent peu à peu des sections complémentaires,
  • des cycles secondaires qui prennent leur essor (enseignement spécial, 1863), 
  • et plus traditionnellement des cycles de formation permanente (adultes, apprentis).
Tracé des machines
Ornement

La « méthode lasallienne » s’appuie sur deux collections d’ouvrages pédagogiques consacrées au dessin d’imitation et au dessin géométrique. Chacune est constituée de séries de cahiers d’exercices proposant des modèles à reproduire selon une progressivité qui doit développer la maitrise du geste, le sens de l’observation, la sensibilité artistique, la précision technique : géométrie de base, volumes, modèles floraux ou architecturaux, modèles humains, maitrise de l’ombrage et du lavis, technique de la projection et de la perspective, etc. 

La Procure générale édite ainsi des cahiers du maitre et de l’élève, des grandes feuilles à exposer et des modèles de tout type (bois, plâtre, métal). Son catalogue annuel propose aux écoles de Frères un arsenal pédagogique complet en y associant des productions d’autres éditeurs ou fabricants. 

Les investissements financiers sont conséquents ; la concurrence sur le marché est rude ; la compétition via les concours est vive ; les menaces de procès pour plagiat ou concurrence déloyale guettent… et les Frères optent parfois dans leurs choix de fournitures scolaires pour des raccourcis moins coûteux pour les familles qui contournent les produits de leur propre Procure… 

Plaidoyer pro domo

Le classeur Comptes rendus de Commissions de dessin en inclut une quinzaine sur dix années (1875-1885), ainsi que deux rapports, quelques courriers et le procès-verbal issu du Conseil supérieur des Beaux-Arts relatif à la Commission de l’organisation de l’enseignement de dessin (1876). Les documents périphériques en disent souvent plus longs que les comptes-rendus eux-mêmes par nature consensuels et formels. 

Membres d'une commission
Rapport d'une commission
F. Dominatoris

Les acteurs de cette dynamique éditoriale qui va mobiliser une centaine de professeurs de dessin à travers la France exercent essentiellement sous les mandats du Frère supérieur Irlide (Jean-Pierre Cazaneuve, 1875-1884) et du Frère Procureur général Dominatoris (Jacques Chauvin, 1875-1896). L’initiative est lancée par le Frère Jean-Olympe (Joseph Paget, 1813-1875) qui commande le rapport du Frère Jeandron. Les Frères Chauvin et Jeandron sont d’éminents maitres du dessin, et le premier entendra l’appel du second à ce que les préoccupations de la procure concernent autant l’efficacité éducative qu’économique.

À l’image des succès obtenus par les commissions mathématiques et français qui servent de modèles, la commission dessin veut donner toute sa place à cette matière fragilisée dans la pratique : seule une soixantaine d’écoles (sur 1 200 actives en 1875) maitrisent un parcours complet, les professeurs formés sur le tas manquent de cadres, la pédagogie se limite trop souvent à un recopiage au service de la publicité de l’école, les modèles sont souvent inadaptés, des avis négatifs d’inspecteurs sont soulignés, des savoir-faire sont perdus avec la disparition des grands pionniers, les réformes des programmes marginalisent la matière, etc.

F. Renaux

La commission affirme une finalité éducative du dessin qui va bien au-delà de l’acquisition de compétences professionnelles : la matière relève de la formation générale et s’adresse à tous les élèves, elle participe au développement de l’intelligence, apporte de l’ordre dans les idées, perfectionne le jugement et forme le goût, accroit et épure le sentiment du beau et du vrai.

Les Chapitres généraux sont invités à ne pas négliger les décisions concernant l’enseignement du dessin. L’idée de nommer un Visiteur spécifique pour accompagner ce domaine de formation est émise. Le Supérieur et son assistance (ses conseillers) sont sollicités.

En tête de cortège, l’Institut doit maintenir son rang en gardant la main sur les concours municipaux (qui ne concernent pas que Paris) et… internationaux (exposition universelle de 1878 à Paris) avec un projet central : diffuser une méthode élémentaire (un « alphabet ») pour l’enseignement populaire du dessin. 

Signatures

Coordonner les talents

La commission se réunit le plus souvent à Paris et se trouve coordonnée par le Frère Renaux, Assistant (1873-1894), scientifique et ancien de Passy. Le secrétaire demeure le Frère Jeandron, lorrain ancien de Passy, au moins jusqu’en 1879. Plus de la moitié des participants cités exerce en province (le massif central est bien représenté) et le restant à Paris. 

Les Frères participants sont des enseignants de dessin qui exercent pour la plupart dans les grands pensionnats (Toulouse, Rodez, Aurillac, Dreux, Saint-Omer, Passy), auxquels sont souvent associés des petits noviciats, mais aussi dans les réseaux d’écoles communales (Paris, Reims, Clermont).

Trois Frères des instituts Saint-Luc – leurs co-fondateurs – viennent de Belgique pour les réunions générales. C’est l’époque où les religieux bénéficient de tarifs réduits sur certaines lignes ferroviaires (boom ferroviaire entre 1875 et 1885), et où les courriers étaient encore assez rapides… Les nombreux va-et-vient des Frères dans un cadre très centralisé, permet une communication « incarnée » étonnamment fluide, au moins entre les préfectures.  Les rythmes temporels restent larges (l’horaire de Paris finit de s’imposer en 1891). 

Estaimpuis
Saint-Joseph Dijon
Salle de dessin
Figueras

Le travail est orienté par une commission de permanence (une quinzaine de Frères) qui pilote des sous commissions (rassemblant 25 à 30 Frères) : dessin d’imitation appliqué à la décoration et aux arts industriels, géométrie descriptive, stéréotomie (coupes de pierre), charpenterie, menuiserie, architecture (construction et archéologie), etc. 
La commission doit résoudre l’éventail des questions de la conception à l’impression finale : organisation des leçons, formats, pagination, mise en page, type d’impression, (l’usage de la photographie se développe), etc.
Chacun repart dans sa communauté avec des tâches précises à accomplir : lithographies à effectuer, pages d’exercices à élaborer avec l’aide des Frères spécialisés en géométrie, etc.

Coupe de pierres
modèles pénétrations

Le travail démarre en mars 1875 et finalise un premier cours élémentaire de dessin d’ornement en juillet 1876. D’autres projets d’éditions suivent. Le bon à tirer se fait parfois attendre : la commission doit encore faire assaut d’amabilités auprès des Visiteurs et du Frère Procureur. 

Les Frères les plus talentueux dans leur domaine de compétence pédagogique ou artistique ne sont pas nécessairement les plus « collectifs ».
L’école du Frère Victoris (décédé en 1870) – « initiateur de la méthode lasallienne » – rassemble les plus anciens.
Celle du Frère Arcadius (Jean Loisy, 1821-1890) – « créateur de l’enseignement populaire du dessin » – réunit les Frères qu’il a formés.
Le Frère Athanase (François Grellet, ancien élève du peintre Horace Vernet, sorti en 1871), créateur des meilleurs modèles, est la référence… pour « éviter de faire les mêmes erreurs »… 

Médailles d'or
F. Gabriel-Marie Bruhnes  (Edmond Bruhnes)

Pour citer le rapport du Frère Scipion (Augebert Revol-Tissot, 1829-1913) peintre dauphinois réputé comme décorateur de bon nombre de chapelles de pensionnats.

Les uns les autres ont la fâcheuse tendance à lier avec des maisons d’édition indépendantes pour publier leurs propres ouvrages… parfois en s’inspirant des idées émises par la commission ! Son secrétaire s’en plaint au Supérieur.

D’autres personnalités sont des acteurs impliqués comme le
► Frère Pierre Rigaud
(1846-1908) dont on trouvera les œuvres au musée de Rodez,
► Frère Joseph Ratier (1838-1906) talent aveyronnais « monté » à Passy,
► Frère Pierre Fumet (1823-1899) éminent dessinateur, directeur du petit noviciat parisien et organisateur des écoles des sourds-muets, ou encore, 
► Frère Pierre Labertrandie (1832-1892) directeur de l’école commerciale Saint-Paul à Paris, très au fait des évolutions rapides des filières de formation.

F. Labertrandie (Hyacinthe-de-Jésus)

Viollet-le-Duc à la rescousse

La représentation parisienne pèse lourd dans les arbitrages. C’est à Paris que les orientations centrales sont prises en contact permanent avec les autorités administratives. Avec cette particularité qui vient du fait que le réseau des écoles municipales parisiennes – où les Frères sont encore très actifs dans une centaine d’écoles à l’époque – sert souvent de laboratoire d’essai pour les projets de réforme pédagogique.Projets portés par une dynamique de concours interétablissements conçus comme des outils d’évaluation et de pilotage.

La pédagogie du dessin est encadrée par une inspection municipale spécifique et, en miroir, les écoles lasalliennes bénéficient de deux Frères inspecteurs du dessin, les Frères Arcadius et Lazare. Il faut veiller à l’application des réformes (lois de 1833, 1850, 1865, 1881, 1882, etc.), s’assurer d’une bonne coordination avec les instances officielles des Beaux-Arts qui font part de recommandations esthétiques et éducatives, mettre en place les règlements en vue d’une participation aux expositions universelles.

Cours de dessin
Compte rendu d'une commission

À la suggestion du Frère Éxupérien et des inspecteurs des écoles de Paris, la commission effectue une démarche auprès d’un conseiller municipal inattendu : Eugène Viollet-le-Duc. Celui-ci, conseiller élu en 1874 puis 1878, est président de la commission des nouveaux programmes, et membre de celle qui organise l’exposition de 1878 à Paris. Il approuve la méthode de dessin lasallienne et fournit quelques recommandations aussitôt suivies.

La méthode lasallienne va bénéficier de commandes importantes vers les années 1876. La commission semble ensuite s’assoupir tandis que les écoles subissent le choc croissant des laïcisations à partir de 1879.
En avril 1885, la commission dessin reprend vigueur – avec en partie ses mêmes acteurs – lors d’une grande réunion à Rodez : le Frère Joseph est alors Supérieur depuis peu, et c’est le Frère Gabriel-Marie qui préside. L’histoire de la commission, qui a accumulé quelques retards et quelques impasses, est passée en revue au fil des expositions universelles et au filtre des résultats financiers. 
Des réformes ont modifié le paysage scolaire avec le développement rapide de l’enseignement spécial (future section moderne de l’enseignement secondaire) et du Certificat d’Étude Primaire Élémentaire. Un projet d’édition d’un cours abrégé est proposé. 

La question est relancée autour d’une pédagogie du dessin au service d’un savoir-faire de base pour tous les élèves ou spécifique de matières de spécialité professionnelle en devenir. De quoi nourrir un travail éditorial dont on retrouve les fruits dans les catalogues de la Procure, puis de LIGEL, jusque dans les années 1940.