https://fr.aleteia.org/2025/09/09/les-justes-sous-entendus-de-linterdiction-du-portable-a-lecole
Jean Duchesne – publié le 09/09/25
La prohibition du portable à l’école peut rappeler que tout ce qui est faisable n’est pas forcément bon. C’est la liberté de chacun et de tous qui est en jeu, montre l’essayiste Jean Duchesne.
Les téléphones portables sont désormais proscrits dans les écoles et les collèges. On n’a pas entendu s’en plaindre ni protester. Peut-on du coup croire que c’est une censure du bon sens élémentaire le plus universel ? Même les libertaires les plus radicaux, ceux pour lesquels « il est interdit d’interdire« , ne défendent pas un droit des enfants et des adolescents à tirer parti en classe ou dans la cour de récré des possibilités offertes par ces merveilleux engins à la portée de tous. Il n’est pourtant pas sûr que cette prohibition soit inspirée par une sagesse si profonde.
Les évidences du pragmatisme
Les arguments contre l’usage de ces moyens de communication dans le cadre scolaire sont d’ordre pratique. Il va de soi qu’en cours, il ne saurait être question de téléphoner, d’échanger des messages ou de se promener sur l’Internet, que ce soit pour se distraire ou pour trouver de l’aide dans un exercice et donc tricher. Pas question non plus de prendre des photos, voire des vidéos dénaturant l’enseignement en saynètes pour un public auquel il n’est pas destiné.
En allant un peu plus loin, on peut faire valoir que les interclasses doivent servir à une socialisation, et non à permettre à chacun de s’isoler de ses camarades et voisins en se plongeant dans un univers digital qui n’est pas systématiquement bienveillant ni innocent. On peut aussi rappeler que l’addiction aux écrans est abrutissante et nuisible à la santé. Enfin, les jeunes peuvent fort bien appeler et être joints jusqu’à leur entrée dans l’école ou le collège, puis dès qu’ils en sortent, avec alors tout le temps de s’initier au numérique désormais omniprésent.
Le couteau suisse du XXIe siècle
Une sagesse un rien plus exigeante que le pragmatisme, qui se contente de parer au plus pressé, invite cependant à pousser la réflexion en reconnaissant que la tentation du portable est analogue à d’autres, qui ne s’exercent pas seulement sur les mineurs, et tout autant sinon plus sur les adultes supposément responsables. Le téléphone portable, qui sert maintenant de montre, réveil, lampe de poche, agenda, calculatrice, navigateur, magnétophone, appareil photo, caméra, journal, dictionnaire, encyclopédie, bibliothèque littéraire et audio-visuelle, etc., est un condensé assez représentatif des technologies qui fournissent aujourd’hui des possibilités quasi infinies en même temps qu’elles conditionnent, voire asservissent leurs utilisateurs.
Il n’a pas fallu si longtemps pour s’apercevoir que tout ce qui devenait possible n’était pas automatiquement bon.
Cet ordinateur de poche aux multiples usages n’est pas sans analogies avec le couteau suisse : équipé de toutes sortes de lames pour couper, il pouvait de surcroît percer, visser, limer, pincer et ouvrir des bouteilles et des boîtes de conserve. Cet outil était (et reste) un symbole de l’efficace ingéniosité de la révolution industrielle du XIXe siècle. À cette époque, il n’y avait pas trop de questions à se poser : du moment qu’une avancée technologique permettrait de dépasser des limites ou contraintes naturelles et de vivre mieux (plus en sécurité et même plus confortablement, voire plus agréablement), il n’y avait qu’à en profiter sans se poser de questions. C’est ainsi que s’est instauré le mythe du Progrès irrésistible (si ce n’est inexorable).
Les envers du Progrès
Il n’a pas fallu si longtemps pour s’apercevoir que tout ce qui devenait possible n’était pas automatiquement bon. L’industrialisation a augmenté la masse, la diversité et la qualité des biens produits et amélioré le niveau de vie, le bien-être. Mais elle n’a pas apporté la paix (de l’âme ni sociale, entraînant la misère urbaine des ouvriers exploités). Elle a aussi enlaidi, pillé, pollué et détraqué l’environnement, en procurant des moyens inédits de pouvoir et en excitant la cupidité. Elle a encore rendu les guerres plus dévastatrices. C’était détectable dès l’affaire de Crimée en 1853-1856 et l’affrontement entre le Nord et le Sud aux États-Unis en 1861-1865. C’est devenu flagrant avec les deux conflits mondiaux du XXe siècle, culminant avec l’emploi de bombes atomiques en 1945 et la menace permanente depuis d’une « apocalypse » nucléaire.
Le constat que tout ce qui est nouveau n’est pas forcément bénéfique aurait dû ruiner la confiance aveugle dans les avancées apparemment sans limites des savoirs et des savoir-faire, et réveiller le besoin de discernements moraux (et pas seulement stratégiques). Mais cela aurait requis un consensus sur la conception de l’homme qui sous-tend toute éthique et que ne suffit pas à établir la rationalité impuissante à prendre en compte aucun au-delà du concret immédiat, expérimentable et prévisible. Or la surabondance de biens et d’outils proposés montre que le désir, foncièrement mimétique (on veut la même chose ou le même avantage que son voisin) et aisément manipulable, efface la conscience du devoir comme du besoin.
Le droit « positif », faute de consensus sur le droit « naturel »
Faute d’accord à un niveau que l’on peut dire philosophique ou spirituel, on se contente de réglementer formellement, de façon affirmative aussi bien que négative, c’est-à-dire à coups de droits et de prohibitions, voire de pénalisations. D’un côté donc, on légalise et on protège même, en enchâssant par exemple l’avortement dans la loi censée la plus intangible : celle de la Constitution nationale (bien qu’on envisage déjà par ailleurs une VIe République). Et de l’autre on conteste toute dissidence, comme la possibilité pour les soignants de refuser de coopérer à des « interruptions de grossesse » ou des euthanasies, et a fortiori d’en pratiquer.
La transformation du techniquement utilisable en automatiquement utilisé ressemble fort au mécanisme où l’image médiatisée se substitue à la réalité sur laquelle elle informe.
On peut aussi mentionner le blasphème, autrefois puni, à présent déclaré une liberté inaliénable, autrement dit sacrée, alors même qu’il s’agit d’exclure que quoi que ce soit ait ce statut. C’est un « absolu » fondé sur sa négation a priori ! Le droit dit « positif » (l’ensemble des législations et règlements en vigueur dans un contexte donné) est un simple reflet de l’état des mœurs, déterminé plus politiquement que démocratiquement (dans la mesure où l’objection de conscience est refusée aux minorités), tandis qu’est mise en cause la réalité du droit « naturel » (que chaque individu possède du fait de son appartenance à l’humanité).
Les moyens qui dispensent de s’interroger sur la fin
Le bannissement du portable dans les écoles et les collèges s’inscrit dans ce cadre plus général. Il est clair que, dans une pédagogie, l’interdiction est le degré le plus bas — sans doute nécessaire mais insuffisant. Reste à faire comprendre aux enfants et aux ados — et d’abord, pour les éducateurs, à saisir eux-mêmes et mettre en pratique au niveau personnel et par exemplarité dans leur comportement visible — que la liberté suppose, par principe, de ne pas utiliser tous les moyens disponibles sans s’interroger sur la fin vers laquelle ils orientent, par-delà les problèmes immédiats qu’ils peuvent résoudre ou les agréments instantanés qu’ils promettent.
La transformation du techniquement utilisable en automatiquement utilisé ressemble fort au mécanisme où l’image médiatisée se substitue à la réalité sur laquelle elle informe. Le résultat est le même : l’usage de l’outil devient une fin en soi, qui ne requiert pas d’autre justification ni même aucune intention. Cela ne vaut pas seulement pour le portable, mais aussi pour la voiture, la télévision (comme l’avait bien vu McLuhan dès les années 1960), et jusqu’aux manipulations de l’humain (de la conception à la fin de vie), en passant par les addictions de toutes sortes.
Le service de l’Église
Le service qu’a pour mission de rendre l’Église (tous les fidèles, et pas seulement leurs pasteurs) n’est essentiellement pas de participer à tous les débats dans les termes étroits et au niveau borné où ils s’engagent et se nouent. La foi ne confère pas de compétences en tout domaine. Mais elle aide à approfondir le regard et à discerner des enjeux sur lesquels elle sait devoir alerter. Cela ne consiste pas à asséner des vérités mais à interroger, par sa conduite peut-être plus qu’en paroles, sur la profondeur du désir qui distingue l’homme des autres mortels.

