Frère Xavier Subtil
Ce matin je vais faire des courses. C’est à 7 kilomètres. J’avise un taxi collectif en
partance. La double cabine est déjà occupée. J’escalade la caisse du pick-up. Une
planche le long des ridelles. Bien serrés, on peut s’y tenir à six. Au bout d’un certain
temps d’attente d’autres voyageurs, le plein est fait. Six sur chaque planche, ça fait
douze. Plus les cinq à l’intérieur, ça fait 17. Satisfait, le chauffeur démarre. Mais en
chemin il en ramasse quatre autres. Cette fois, ça déborde. Deux hommes : ils
s’assoient sur le toit de la cabine, les jambes pendantes. Et deux femmes. L’une
s’assoit sur le hayon. L’autre, plus âgée, ne sait pas où se mettre.
Jusque-là, on avait par hasard une symétrie parfaite: six hommes d’un côté, six femmes de l’autre,
comme à l’église. Mais ce n’est pas une règle. La preuve, c’est qu’un homme dévoué-moi-même n’ai plus l’âge de jouer le chevalier servant – se lève, cède sa place à la
femme perdue et se tient debout en s’appuyant sur l’arrière de la cabine. Depuis
quatre années de travaux d’adduction, la route est devenue une piste exécrable. On
est secoué comme blé sur un tamis. Avec le soleil encore insolent, l’inconfort est
total. Pourtant personne ne gémit. Devant moi s’étale un paysage qui n’a pas changé
depuis 5000 ans. Aussi réglé-je ma focale sur les 7 passagères assises en face de moi.
Trois robes et quatre pantalons.
Je m’amuse à constater que l’une porte un
chemisier blanc entre une robe bleue et une robe rougeâtre. Chevelures classiques.
Majorité avec chignon. Les oreilles sont toutes enjolivées. Ces dames sont
silencieuses. C’est plutôt rare. Elles paraissent méditer. Moi aussi. J’imagine ce qui
trotte dans leur tête. Leurs gosses à cette heure-ci à l’école, parfois aussi pénibles
envers elles qu’envers leurs profs. Leur père, absent de longs mois et même des
années, trime pour eux dans le Nord, sur la Côte ou au Koweit et permet à leur mère
d’acheter le nécessaire. J’apprécie une certaine élégance dans leur tenue et mesure
les progrès accomplis depuis une vingtaine d’années quand leurs robes bariolées
comme papier crépon laissaient dépasser une sorte de pyjama et que leurs pieds
traînaient des savates qui raclaient le sol à chaque pas. Ces changements sont en
cohérence avec l’habitat doté désormais de tout le confort moderne : planchers
dallés, céramique dans la salle d’eau, cuisine intégrée, etc.
Mais l’arrivée au terminus met fin à ma rêverie. Desserrés, libérés, les gens descendent tour à tour. Comme eux, j’enjambe le hayon avec un pied sur le parechoc et l’autre décrivant un arc de
cercle avant de toucher terre. Chacun en passant verse son dû de 0,1 euro au
chauffeur qui le méritait bien pour avoir assuré ce trajet cahotant en moins d’une
demi-heure.